Démolition

4h30, sur le pas de la porte


Adossé contre le mur en crépi de la maison, alors que la nuit noire donne à notre conversation un goût presque mélancolique, il me balance les pires cruautés à la figure. Il m’explique qu’après tout, je n’ai jamais su m’ouvrir à lui et qu’à l’époque, "notre relation, c’était plus du physique qu’autre chose, pas vrai ?".

Il porte sa cigarette à la bouche pour la centième fois de la soirée, il vacille un peu, se remet de ce qu’il vient de dire pour se raviser et m’expliquer qu’il n’aime pas ses propres paroles.

Je peine à le comprendre, lui qui est de toute façon bourré et défoncé. Il a beau passer ses soirées à noyer ses addictions sous des tisanes bien chaudes, rien ne change : c’est toujours l’homme le plus méchant auquel j’ai parlé. Entre moqueries et remarques déplacées sur mon physique, sur ma coiffure ou sur mes sourcils, je n’ai pas réussi à capter où il voulait en venir. Cela fait cinq ans que notre relation s’est terminée, cinq ans que je lui laisse l’opportunité de discuter de ce qui le touche peut-être encore dans cette rupture vieillissante - et pourtant, il reste inhumain.

"En fait, tu es une boule d’énergie émotionnelle qui ne peut pas exploser."

Il fait de grands gestes de la main pour me montrer mon corps, me toise de haut en bas. Alors qu’il n’est au courant de rien, il se met alors à me dire qu’il sent, dans mes yeux, que j’ai vécu des violences. Il me parle de maladie mentale, de dédoublement de la personnalité et surtout, il me parle de viol. Comment est-ce possible qu’un ancien amoureux s’adresse à une ancienne amoureuse avec tant d’irrespect ? Sa pseudo-analyse de ma personnalité me répugne, je me crispe, il le sent et ose me dire qu’à ce moment, il n’aime pas le regard que j’ai pour lui.

C’est vrai, ce mec me disait déjà des choses très discutables lorsqu’on est sortis ensemble. Des blagues de cul qui mettaient tous nos amis mal à l’aise, des allusions plus que machistes et pédophiles. Il se prend pour un psychiatre ou pour quelqu’un qui s’y connaît - et c’est vrai, il est rarement à côté de la plaque lorsqu’il analyse quelqu’un. Mais pourquoi le faire sans mon consentement ? Pourquoi me parler de viol alors qu’il n’est pas encore certain que c’est par là que je suis passée ? Pire encore : pourquoi me parler de mon corps alors qu’il pense qu’on en a abusé ?

"Au lieu de tout rejeter sur les autres comme le fait tout le monde, toi, tu prends sur toi. Et c’est ton plus grand défaut."

Et là, alors que je retiens mes larmes comme je peux, alors qu’il piétine absolument tout sur son passage, son monologue interminable se clôt par une blague. Je le regarde dans les yeux et je me vois lui attraper le crâne et le fracasser contre le mur de la maison ; cette conversation était la dernière chose dont j’avais besoin en ce moment. Alors à la place, j’éclate en pleurs et je claque la porte derrière moi avant de m’enfermer dans les toilettes. Tous les autres comprennent qu’un truc ne va pas, certains ont un peu trop bu et frappent à la porte. "Sophie elle est aux chiooooottes, heuuuu !"

Accroupie au sol, je ne comprends pas ce qui vient de se passer. J’ai presque l’impression que c’est un cauchemar et qu’il est impossible qu’il m’ait dit tout ça. C’est impossible, pas vrai ? Il ne peut pas m’avoir dit autant de mauvaises choses après ce qu’on a vécu - c’était une courte histoire de quelques mois lors de laquelle j’avais eu de grosses crises de panique et où certains traumatismes faisaient surface pour la première fois, mais dans l’ensemble, on s’aidait mutuellement comme on le pouvait. Ce mec est peut-être encore plus brisé que moi, mais son comportement reste illégitime ; il a brisé tout le respect que j’avais pour lui.

Et puis, ça m’a choquée. Au tout début de la conversation, j’avais même pensé qu’il souhaitait parler de nous deux alors je lui ai expliqué que oui, il avait peut-être raison sur certains points, que s’il voulait, j’étais d’accord pour en parler, que c’était sans doute pour les mêmes problèmes qu’aujourd’hui j’étais célibataire et que… "Non Sophie, je suis quelqu’un de froid et de méchant. Si tu veux discuter de ton passé, ce sera avec quelqu’un d’autre. Moi, je ne suis pas là pour ça". Cruel. Inhumain. Nul. Illogique. A ce moment, une seule question tourne et retourne mon cerveau dans tous les sens, agite tout ce que je pensais savoir sur les rapports humains : pourquoi est-ce que je laisse quelqu’un me parler comme ça ?

Cette conversation m’a cassée en mille morceaux.