Démolition

Confrontation


Il y a eu un court silence dans la pièce lorsque je l’ai vue ; le temps s’est arrêté, le témoin à côté de moi s’est brusquement tu lui aussi, perturbé par son arrivée. Derrière la vitre de la porte, trempée par une averse soudaine, je l’ai reconnue alors qu’elle n’était pas encore devant moi. Elle n’est pas venue seule mais ce visage, cette allure, ces longs cheveux bruns et ce regard, c’était comme si je ne voyais plus qu’elle.

"Oui voilà, on a volé ma voiture et je viens pour la confrontation, il y a eu un accident."

A partir de ce moment, j’ai eu du mal à la regarder dans les yeux et il a été très difficile de retenir mes larmes. C’était l’un des pires instants de ma vie, l’un des plus frustrants, je crois bien - car entre les murs décrépis du commissariat, je n’arrivais plus à être sûre. Elle avait l’air de savoir si bien mentir et d’être si sûre d’elle. Elle avait la voix d’une fumeuse et de larges poches sous les yeux, un peu comme si la vie l’avait fatiguée. Je crois que c’est la première fois que j’ai autant dévisagé quelqu’un et c’est aussi la première fois que j’aurais aimé reconnaître encore plus des traits que je connaissais déjà.

"Pour moi, j’ai vu cette femme sur les lieux de l’accident. Je n’ai pas envie de vous accuser à tort, je ne sais pas si vous étiez la conductrice, mais vous étiez peut-être dans le véhicule, après tout. Mais je la reconnais ! Elle lui ressemble, ça peut être elle."

Cet homme est mon héro - quand il a dit tout cela et que tout le monde s’est tourné vers moi pour voir ma réaction, j’ai senti les larmes me monter aux yeux et ma vue s’est troublée. Le problème, c’est que moi, je n’arrivais pas à être formelle. Oui, je rêvais qu’elle soit coupable, je rêvais de lui demander POURQUOI, comment, à quel prix tu m’as fait tout ça  ? A quel prix m’as-tu volé mon sommeil, à quel prix m’as-tu privé de ma sérénité ? Est-ce que toi aussi, tu dors mal le soir ? Pourquoi roulais-tu si vite ? Est-ce que l’enfant présent dans ta voiture va bien ? Pourquoi, mais pourquoi ? A côté de moi, Diego m’a touché l’épaule pour me donner un peu de son si grand courage. Je modifie le prénom de cet homme mais jamais je n’oublierai son visage, ce tout premier visage que j’ai vu en sortant de la voiture, ce visage qui respirait la vie sur Terre.

Ignorant les règles de la confrontation, je me suis tournée vers la femme que je pensais coupable de tout ce qui m’était arrivé pour lui parler. J’avais envie de pleurer, de sortir de la pièce et de me réfugier chez moi mais j’ai respiré avant de lui dire toute la vérité - une vérité que j’aurais aimé ne jamais entendre. "J’en suis certaine, vous êtes la seule femme que j’ai reconnue sur les photographies qu’on m’a montrées lors de mes précédents interrogatoires. Je n’ai jamais été formelle, mais c’est bien vous. Par contre, j’ai beau vous regarder, oui, vous ressemblez à la conductrice mais je ne parviens pas à en être sûre."

Le témoin et moi-même étions désolés de nos mémoires ébranlées par le temps, mais le policier en charge de l’enquête nous a rassurés en expliquant qu’il était normal de ne pas se souvenir de tout à cause du choc. Alors que mes angoisses faisaient des allers-retours dans tout mon corps et que je tremblais, la suspecte s’est mise à parler des affaires qu’elle avait perdues dans cette voiture qu’on lui a soi-disant volée quelques jours avant mon accident. Elle a pleuré ces objets, elle a pleuré son mari mort quelques années plus tôt sur les routes, elle a pleuré son fils atteint de maladie chronique, elle s’est plaint de tout. Complètement choquée par ses dires, j’ai arrêté de parler à partir de là ; je ne pouvais plus rien faire mais étrangement, je sentais la colère s’éteindre en moi.

"Cette femme, cette femme encore à l’intérieur du commissariat. Je suis sûr que c’est elle l’auteure de l’accident, alors… alors je ne sais pas vraiment ce qu’il y a au-dessus de nos têtes, vous savez, mais ce qui est sûr, c’est qu’elle le paiera autrement que par la justice !"

Diego a toujours eu les mots pour me rassurer et il a raison. C’est peut-être la meilleure façon de gagner mon procès contre une femme qui ne se rendra de toute façon jamais. Ils ne comprennent pas que je fais encore des cauchemars et que je suis toujours incapable de conduire, mais entendre parler de crêpières à 600 euros perdues dans l’accident est une preuve que l’accusée ne pense pas à ce que je peux vivre. Elle compare la peine qu’elle a pour des objets achetés à Intermarché à ma très certaine mort et aux douleurs qui me tailladent le corps et l’esprit. Alors je tourne la page, je la tourne pour sombrer un petit peu moins.

Et que le monde punisse à petit feu la femme qui a failli me tuer.