Guérir par le mal
La boule au ventre, trempée, les doigts crispés autour du mât de mon parapluie, j’attends le bus ; j’ai presque envie qu’il ne passe pas, j’ai presque envie de me recoucher dans mon lit pour retrouver les cauchemars que je connais si bien. J’ai peur de l’inconnu. J’ai peur de voir une psy.
Il y a deux jours, j’ai rêvé que je tuais quelqu’un et qu’on accusait une innocente à ma place - j’ai cru que c’était vrai mais j’ai laissé faire, je me souviens avoir pensé "je ne sais pas pourquoi j’ai fait une chose pareille, mais je n’ai que vingt-quatre ans. Je ne peux pas pourrir en prison !".
Toute transpirante, je me suis réveillée de cet enfer, persuadée que j’avais été capable d’être violente avec une autre femme. Je ne sais pas qui j’ai tué ni pourquoi, mais la culpabilité m’a rongée toute la journée - et à la fois, ce cauchemar m’a donné envie d’aller mieux. Ce cauchemar m’a foutu une claque ; et pour cause, si j’ai déjà rêvé que quelqu’un voulait me tuer, je n’avais encore jamais imaginé autant les détails d’un meurtre et d’un procès. Surtout lorsque cela aurait dû être le mien.
"Et ces cauchemars que vous faites… ne pensez-vous pas qu’ils sont le reflet exact de ce qui se passait autour de vous lorsque votre cerveau ne supportait pas de vivre les choses ?"
J’ai planté mes yeux noirs dans ceux de ma psychologue ; elle a des yeux sombres légèrement en amandes, de longues nattes africaines tombent sur son visage et elle porte un pendentif en forme de croix autour du cou. Sa voix est douce, comme si elle venait tout droit du ciel - et si elle savait le genre de cauchemar que je peux faire, je crois qu’elle m’enverrait direct dans les abysses les plus profondes pour en parler au diable.
Moi qui avais si peur en arrivant, je me sens en sécurité avec Aberlinda ; elle réussit à créer un petit cocon où la regarder dans les yeux quand je parle n’est plus un problème. Ce n’est que la première séance mais elle sait déjà où m’emmener : elle souhaite me préparer psychologiquement et physiquement à plonger dans mes traumatismes en travaillant sur ma mémoire.
"Dites-vous qu’ici, vous venez déposer ce qui ne va pas et vous repartez sans, même si tout ça c’est votre histoire. C’est impossible de le détruire, car ça fait partie de vous ; mais vous êtes là pour que ça devienne une expérience. Une expérience négative, oui, mais une expérience."
Démolition. Je vois peut-être la guérison comme quelque chose d’un peu trop drastique, d’un peu trop violent alors que je devrais être douce avec moi-même ? J’ai oublié certaines choses, des choses qui rejaillissent la nuit sous forme de cauchemars et elle a peur que pratiquer l’EMDR sans attendre me laisse en état de choc. J’ai pleuré juste avant d’aborder les abus et la culpabilité que je porte sur les épaules. Je lui ai même dit que je regrettais de ne jamais avoir porté plainte alors que je n’y avais encore jamais réfléchi sérieusement.
On va travailler ensemble sur tout ça une fois toutes les deux semaines, le lundi matin - ça me convient, ça me permet de débuter mes week-end sur de bonnes bases. Elle m’a également demandé de remplir un petit carnet avec le lieu, la date et la description des crises d’angoisse que j’aurai avant notre prochaine séance. Je dois aussi y écrire les cauchemars que je fais car c’est sur cette base qu’on va s’appuyer pour comprendre ce qui se passait. C’est marrant, mais savoir que je remplirai ce carnet quoi qu’il arrive me rassure presque.
Il y a des milliers de choses qui continuent à me faire peur mais après tout, voir une psychologue me faisait flipper également - et pourtant, je l’ai fait. Montrer à mon cerveau que je n’ai aucune raison d’avoir peur des changements et de l’inconnu reste le meilleur exercice possible pour aller mieux ! Je suis encore loin d’avoir vidé mon sac mais je baisse enfin les armes, et qu’est-ce que ça fait du bien. Avec Aberlinda, on a discuté du fait que récemment, j’ai trouvé le courage d’en parler autour de moi. A ma maman et à ma meilleure amie en particulier. Elles sont là si jamais, et je ne m’en rends pas toujours bien compte ; j’ai l’impression d’être seule dans cette épreuve mais elles font leur maximum pour comprendre.
Et comme toujours, j’adore ce paradoxe, cette dualité qui me pousse à faire tout ça : guérir par le mal est sans doute la meilleure chose qui puisse m’arriver.