Démolition

Les maux du corps


Une minerve serrée autour du cou, les scènes passent et repassent des dizaines de fois dans ma tête ; j’ai l’impression d’avoir tous les éléments sous les yeux. Et un peu comme les pièces d’un puzzle, ils s’accrochent, se défragmentent, se ressemblent, se confondent les uns avec les autres.

"J’ai failli te perdre. Alors cet électrochoc, le soir de l’accident, c’est un électrochoc positif."

Cela fait deux semaines qu’une étrange mélancolie me ronge et que mes sentiments virevoltent d’extrême en extrême. J’ai encore des visions et des douleurs qui m’attaquent au dos, au cou et aux jambes.

Dès que je monte en voiture, je me liquéfie sur place et je me sens rétrécir, devenir faible, j’ai l’impression de disparaître ; ce n’est ni physique ni psychologique, je crois. Comme si c’était un peu des deux, comme si on me frappait l’intérieur du corps mais que ça venait tout de même de l’extérieur. Comme si mes os se fissuraient de partout, comme s’ils se brisaient en mille morceaux. Les médecins que j’ai vus ont augmenté ma prise d’anti-douleurs sans grand succès, même si j’ai beaucoup moins mal qu’à mon retour de l’hôpital.

Et puis, pleine de courage et soutenue par mon père, je me suis présentée au commissariat de police le plus proche pour porter plainte contre X. "C’est pour un délit de fuite, s’il vous plaît." Ils n’ont tout d’abord pas voulu prendre ma plainte, sous prétexte que je n’avais pas l’air d’avoir été blessée et que si les dommages étaient uniquement matériels, ils ne pourraient rien faire. J’ai parlé, j’ai expliqué l’accident, avec toute la tristesse que je ressens pour cette femme qui roule peut-être encore, cette femme qui a mis en danger sa petite fille, cette femme qui aurait pu me tuer.

Ils s’attendent tous à me voir en béquille, en fauteuil - ou à ne pas me voir du tout. Alors au téléphone, même auprès de mon assurance, avec photographies et certificats médicaux à l’appui, j’ai du mal à être crue. Mais je sais ce que j’ai vécu et je remercie encore beaucoup le ciel de m’avoir sauvée, je me remercie d’avoir changé d’avis, je me remercie d’avoir détaché cette putain de ceinture de sécurité alors que je venais de passer par un truc effroyable. Je n’ai pas vu de tunnel noir ni de lumière blanche tout au bout ; j’ai juste vu l’obscurité, une obscurité apaisante et fataliste, puis j’ai entendu un bris de glace avant de me faire tirer par les bras.

C’est pour toutes ces raisons que j’ai peur de reprendre le travail - rien n’est ma faute et pourtant, j’ai peur de la réaction des autres. Je ne l’ai raconté qu’à de rares personnes et comme mon métier est physique, je sais que je vais devoir justifier toutes ces douleurs. Décrire tout ce qui s’est passé lors de cet accident est à la fois une catharsis et un cauchemar infernal. Entre les gens qui ont pensé que c’était parce que j’avais un portable à la main et ceux qui m’ont filmée alors que j’étais avec les brancardiers, les réactions me répugnent et me font flipper.

"Bon, tu descends en bas de chez toi ? On va conduire ensemble un petit peu. Je reste avec toi."

Mes deux mains se posent sur le volant, j’actionne le levier de vitesse pour la première fois depuis deux semaines ; ce n’est pas ma voiture, c’est celle de mon père, mais qu’importe, ça reste une voiture. Et dans ma tête, c’est un peu comme si je prenais le contrôle d’une meurtrière et d’une sauveuse à la fois. J’ai conduit environ deux heures ; tout allait bien, mes anciens réflexes revenaient, je n’avais pas peur de la vitesse mais je me suis mis à craindre les autres. Les voitures qui filent à côté de moi ou qui me dépassent, je ne leur fais plus confiance.

Et puis, c’est sur le chemin du retour, sans trop comprendre pourquoi, que j’ai ressenti des picotements dans tout le corps. J’avais mal au cou et au dos ; mais surtout, je sentais que mon stress ne faisait qu’augmenter. C’est là que j’ai su : on approchait dangereusement de l’endroit. Mon père m’a regardée :
- C’est ici, je crois ?
- Oui, on reconnaît les panneaux d’information qu’on voit sur les photos.
Toute mon appréhension s’est volatilisée pour laisser place à un grand vide. Voilà, j’ai réussi à conduire. Mais j’ai mal, horriblement mal. Je me sens minuscule, petite, encore plus vulnérable qu’avant ; comme si un coup de vent ou une tape sur l’épaule pouvait me briser en mille morceaux. Je veux reprendre le travail.